Nouvelles des Navigateurs

Ce blogue a été conçu par Nycole - VE2KOU et se veut un point de rencontre
entre les navigateurs, familles et amis du Réseau du Capitaine et de la CONAM.

mardi 7 juin 2016

JEAN DU SUD - Yves - RÉCIT DE NAVIGATION

Chesapeake

Le 28 septembre 2015, Jean-du-Sud quitte Oka sur sa remorque, en direction de la baie Chesapeake, et touche l’eau à Galesville MD, au sud d’Annapolis, tout près de la maison d’un ami, Doug Wintermute, située au bord de l’eau, où on disposera d’un pied à terre et où on pourra laisser camion et remorque pour les prochaines semaines.

Keven Grondin, un jeune de 24 ans, s’est proposé comme équipier, disant qu’il rêve d’une traversée depuis quatre ans. Sans le connaître, j’ai répondu embarque ! J’ai eu ensuite le bonheur de voir qu’il était marin dans l’âme et de découvrir en lui le fils que j’aurais aimé avoir. J’ai apprécié chaque moment de sa présence à bord au cours de ses six derniers mois.

Il y a aussi Michel Sacco, venu pour deux semaines explorer la baie Chesapeake en vue d’écrire un article sur pour son magazine L’Escale nautique (qui paraît dans le no 88, hiver 2016)

Au Salon d’Annapolis, on fait la rencontre de Andy Schell et Mia Karlsson, organisateurs du Rallye Carib 1500. On se connaissait déjà, Andy ayant installé il y a 6 ans un CapHorn sur son bateau Arcturus avant de traverser l’Atlantique vers la Suède, où lui et Mia se sont mariés. Ils nous invitent à nous joindre à la flotte qui doit traverser depuis Portsmouth VA vers les Vierges Britanniques et on accepte leur invitation avec plaisir. J’acquiers quelques connaissances supplémentaires dans les séminaires préparatoires au le départ, suis invité à projeter mon film dans le cinéma local et rencontre plusieurs personnes intéressantes dans les autres équipages. Je constate qu’Andy est un aussi bon organisateur durant le jour qu’un bon animateur en soirée.

Traversée

Le temps instable nous force à retarder le départ de quelques jours et à l’aube du 11 novembre, 30 voiles quittent Portsmouth ; en mi-matinée, Jean-du-Sud sort de la baie Chesapeake et deux jours plus tard, on a déjà deux ris dans la grand voile. On constate aussi que le moteur hors-bord monté sur la hanche bâbord ne marche plus et Keven remarque que près de la moitié des coulisseaux qui fixent le petit génois à son enrouleur sont cassés, et que deux sections du profilé se sont déconnectées. Pour affaler la voile, il faudra grimper au mât et détacher la drisse de l’émerillon. Des enfléchures dans les bas-haubans permettent d’atteindre les barres de flèche et des marches sur le mât, de grimper plus haut, mais je suis tout de même heureux que Keven l’ait fait à ma place.

Si Jean-du-Sud avait été gréé comme tous les autres bateaux, ces deux pannes, perte du moteur et perte de la voile d’avant nous aurait contraints de faire demi-tour. Mais il n’est pas comme tous les autres, il grée deux étais en parallèle à l’étrave : sur celui de bâbord est un enrouleur avec le petit génois, à tribord, est endraillé le grand génois. Nous avons donc pu endrailler le petit génois sur l’était bâbord au-dessus de l’autre en utilisant des « tie-wraps » en nylon. On ne pourrait plus ariser le petit génois ou hisser le grand, prisonnier en-dessous de l’autre, mais le grand ne nous a jamais manqué, nous avons toujours eu plus de vent que nos besoins. En réduisant la voilure d’avant, il y avait un écart important entre le petit génois et le tourmentin, hissé sur l’étai de trinquette et tantôt on était légèrement surtoilés, tantôt sous-toilés, mais au moins on pouvait toujours naviguer.

El Niño sévissant dans le Pacifique à l’automne 2015, cette traversée de 1500 milles entre la côte américaine et les Antilles est très sportive : vent le plus souvent sur l’avant du travers et trois ris à la grand voile plus de la moitié du temps, ce qui est exceptionnel. Nous atterrissons à Saint-Martin douze jours et demi après avoir quitté Norfolk.

St-Martin - Union

Impossible de réparer le moteur à St. Martin. On continue vers St-Barth, ensuite la Guadeloupe. L’alizé soufflait encore fort, et du sud de l’est, alors on a dû naviguer au plus près et à l’occasion tirer des bords pour nous élever au vent.

En mouillant à la réserve de Malendure, sur la côte ouest de la Guadeloupe (toujours sans moteur), on perd soudain le vent et Jean-du-Sud dérive vers un autre bateau au mouillage. Keven s’élance à l’avant pour déborder, mais le bout de son pouce droit se retrouve coincé entre notre balcon et la coque de l’autre, et est coupé. Aussitôt l’ancre au fond, on fonce à terre où heureusement, on trouve un taxi. Keven passera 4 jours à l’hôpital à Basse-Terre où son pouce, dont il a perdu quelques millimètres, a été recousu.

On apprend que le problème du moteur est causé par quelques vis à l’intérieur du carburateur qui sont grippées, ce qui rend impossible de l’ajuster, il faut remplacer le carburateur au complet. Il n’y a pas de représentant Honda en Guadeloupe et faire venir des pièces depuis l’étranger serait à la fois long et hors de prix. Comme je dois revenir au Québec pour Noël, je ramènerai les pièces à remplacer à mon retour. On mouille Jean-du-Sud sur deux ancres empennelées à l’entrée de la marina Bas-du-Fort de Pointe à Pitre et je prends l’avion pou Montréal le 20 décembre. Keven passera trois semaines à bord, mais Ainoha, sa blonde Basque-Espagnole l’y rejoint en guise de cadeau de Noël.

Deux heures après mon retour, le 10 janvier, le nouveau carburateur est installé et le moteur fonctionne. Ainoha est toujours avec nous, elle rentrera depuis la Martinique. Après avoir passé près d’un mois à l’ancre, tous ont hâte de partir et dès le lendemain, on traverse aux Saintes, puis vers la Dominique et la Martinique. Je constate que celle-ci a bien changé depuis ma dernière visite, quelque 40 ans plus tôt. Les yachts s’assemblaient à Fort de France et en face, à l’Anse Mitan, maintenant tous se retrouvent au Marin, port qui n’existait pas encore à l’époque. Des milliers de bateaux se retrouvent dans ce trou à ouragan, la plupart encore actifs, d’autres sont couverts de berniques, d’autres encore sont des épaves à moitié coulés, mais toujours au mouillage.

Heureusement, les anses d’Arlets sont toujours aussi jolies et après avoir visité les autres jolis mouillages de la côte sous le vent, on veut aller jeter un coup d’oeil sur la côte au vent, qu’on dit d’autant plus jolie qu’elle est peu fréquentée, parce qu’elle ne peut être atteinte qu’en remontant au vent. De Sainte-Anne, il faut contourner l’île par le sud, on et remonter le vent sur 10 milles avant de trouver abri dans la baie des Anglais, sur la côte au vent. Le lendemain, il faut encore naviguer 8 milles au près serré pour atteindre l’abri de la passe du Vauquelin. Le récif n’est pas continu et pour atteindre certains mouillages, il faut parfois affronter l’alizé sans protection. Je m’aperçois que je tente peut-être un peu ma chance en venant jouer au vent de cailloux avec un bateau qui ne dispose que d’un moteur hors-bord sur la hanche... On passe une semaine sur cette côte et visite plusieurs jolis mouillage, la perle étant l’îlet Thierry où le récif aplatit la mer, mais ne bloque pas la vue vers l’est, offrant une palette de différents tons de bleu, selon la profondeur de l’eau et la nature du fond. Pour quelqu’un qui aime le bleu, je suis servi.

Après le départ d’Ainoha, on navigue d’île en île jusqu’aux aux Grenadines et fin février, sommes revenus en Martinique. Il reste du temps avant de remettre le cap au nord et Keven suggère un détour vers Cuba ; ce sera une traversée facile, vent arrière dans l’alizé, Santiago est à 1000 milles sous le vent. Je réplique : « Gentlemen don’t go to windward ! ». La difficulté ne sera pas d’y aller, mais d’en repartir : depuis Santiago, il faudra remonter 100 milles contre vent et courant dans ce qu’on appelle le Windward Passage. Keven : « Il suffira d’attendre une panne d’alizé, en mars elles sont de plus en plus fréquentes… » OK, j’avais moi aussi envie de voir Cuba. Gwen, une copine bretonne de Keven, se joint à l’équipage, ce sera sa première traversée. Le 3 mars, on met le cap à l’ouest, dans un alizé timide, prévoyant faire la traversée d’une seule traite.

Je ne doute pas de la compétence de Keven et avant de quitter la Martinique, l’ai nommé skipper, je ne serai qu’équipier. À la fin du cinquième jour, alors qu’on est au sud de la république Dominicaine, le vent du nord-est prend du muscle et nous force à réduire à trois ris, puis au tourmentin seul, enfin, coup de vent, à courir à sec de toile toute une nuit. Pendant trois jours, ça cogne, ça arrose, ça secoue ! Pour nous reposer et nous sécher, on décide de relâcher à l’Île à Vache, sur la côte sud d’Haïti, 150 milles devant nous.

Ile à Vache

Nous n’avons pas la carte de détail de l’Île à Vache ; par contre, nous avons à bord le livre Escales de Grande Croisière de Jimmy Cornell qui signale une marina avec pontons, moorings, électricité, eau, et même laverie et Wifi dans un endroit appelé Port Morgan, situé sur la côte sud de l’Île. Sur la carte générale il n’y a aucun endroit de ce nom, alors on longe à distance prudente la côte sud de l’île, qui est quasi rectiligne et n’a aucune baie pouvant abriter une marina. Au bout de six milles, la côte s’incurve vers le nord-ouest, formant une ou deux anses où ce serait possible. Mais non, il faut contourner l’ile par le nord et revenir dans une baie contenant un joli bassin indiqué sur la carte comme étant profond d’un ou deux mètres, mais en fait profond de six ou sept, où cinq voiliers sont déjà à l’ancre (dont un équipé d’un CapHorn !), où on mouille vers 1530. Deux bateaux arrivent après nous le même jour, le génois du premier est défoncé et son vit de mulet cassé ; un knock-down a arraché les panneaux solaires de l’autre, défoncé un capot et emporté son dinghy ; cela atteste de la violence de ce coup de vent que Jean-du-Sud a étalé sans dégât. Keven s’est révélé encore plus prudent que moi quant à la toile à porter, j’aurais parfois réduit plus tard ou renvoyé plus tôt, mais c’est mieux ainsi.

Dès notre apparition dans la baie, on est assaillis par des « boat boys » de tous âges qui nous offrent leurs services ; ils arrivent sur une variété d’engins flottants qu’ils doivent écoper souvent, propulsés par tout ce qui peut servir, planches, perches, même la tige d’une palme de cocotier ; ils nous proposent une visite de l’île, demandent si on a quelque boulot pour eux, si on a des vieilles voiles, des vieux cordages qui pourraient servir à leur père qui est pêcheur ou du lait pour leur mère qui a un bébé, ou seulement un biscuit… Ils restent là, agrippés à la filière, jusque à ce que l’on cède. Ils sont toutefois très polis. La conversation commence invariablement par la question : « Comment t’appelles-tu ? Moi je m’appelle Wenson, ou Bélizair. Si tu veux, je peux te l’écrire sur un papier…

Dès l’ancre au fond, ménage et séchage, après le gros temps des derniers jours. On avait prévu souper à terre ce soir. On débarque et monte à l’hôtel (celui qui devait construire la marina, mais en a été empêché par les gens de la place qui voulaient continuer à gagner leur vie avec les bateaux) ; l’hôtel est fermé faute de clients, mais à la cuisine, on dit qu’on pourrait nous servir à souper pour 35$US par personne. Pas de Wifi non plus ! Ashley, le premier boat boy à avoir atteint notre bateau, et qui nous guidera par la suite, nous a dit que, si l’hôtel ne peut pas nous recevoir, une dame fait à manger un peu plus loin sur le chemin. On marche quelques centaines de mètres dans un chemin boueux et arrive dans un endroit éclairé par un timide lampadaire où brûlent deux feux par terre ; quelques casseroles sur une table, des sacs de légumes et des bidons d’huile ou d’eau sur la terre battue, deux bancs à angle droit, faits de deux poteaux verticaux plantés dans la terre reliés par un 2 x 4 à l’horizontale sur lequel on s’assoit pour manger. La seule table supporte les autres ingrédients, les casseroles, etc. On peut nous servir poulet, plantain, patate douce pour 10 $ par personne. Ashley nous avait pourtant dit qu’on mangerait pour 3$. Méprise, les dollars sont des dollars d’Haïti, pas des US (on ne dit plus gourdes, semble-t-il). N’ayant pas encore la monnaie du pays, on se met d’accord pour 3 euros par personne. On désire notre poulet bouilli ou frit ? Frit ! On nous servira finalement sur une assiette de carton un pilon accompagné de tranches de patate douce et de plantain, frits aussi et d’une salade de choux. On mange avec les doigts, assis sur le 2 x 4, notre assiette dans les mains. Assez bon, toutefois. Toute une expérience !

Le lendemain matin, Keven et Gwen prennent le canot qui va aux Cailles, sur le « continent », à quelque 7 milles de l’île, où il y a, d’après Ashley, un supermarché. Vingt-cinq personnes bien comptées s’entassent sur un canot d’une vingtaine de pieds non ponté, propulsé par un moteur hors-bord, pour se faire doucher d’embruns pendant 45 minutes abrités sous une bâche trop courte. Aux Cayes, pas de supermarché, qu’un marché public. Ils reviennent en après-midi avec quelques fruits et légumes locaux ; trouver du papier hygiénique a même été un exploit.

En matinée, une pirogue dans laquelle prend place un couple d’âge moyen accoste Jean-du-Sud ; ils s’appellent Doudou et Vilna et offrent un « souper créole » chez eux, à une vingtaine de minutes de marche. J’accepte pour ce soir, mais à confirmer après le retour de Keven et Gwen. Un peu plus tard, Doudou revient montrer les poissons qu’il a achetés d’un pêcheur et que Vilna va nous servir. C’est confirmé dès le retour de Keven et Gwen, on convient du prix de 10 $US par personne ; il nous attendra au débarcadère à 1730 pour nous guider chez lui.

On l’y rejoint à l’heure dite. En route vers chez lui, à une bonne demi-heure de marche, on apprendra que son vrai nom est Alexandre-Salomon, mais il est connu sous le surnom de Doudou, qu’avec sa femme Vilna, ils ont quatre filles, que la population de l’Île à Vache est de deux mille personnes qu’on appelle Lavachois et Lavachoises (Lavachwaz en Créole), que l’ex-président Martelli était apprécié, et qu’on construira un aéroport « international » à l’extrémité est de l’Île. Le souper est déjà prêt, mais avant de passer à table, Vilna tient à nous faire visiter sa maison : une pièce commune à l’avant, trois chambres à la suite, avec deux lits dans chacune. Une marmaille de petites filles grouille et rigole autour de nous, certaines sont les leurs, d’autres sont leurs petites-filles, leur ainée ayant 23 ans.

Cette fois-ci, on mange à table ; il y a trois assiettes et trois cuillers à soupe. Poisson frit, purée de mangue, riz aux haricots. La bouffe est bonne, on mange à notre faim. Il n’y a pas d’électricité sur l’île, on s’éclaire avec deux lampes Led, rechargeables au soleil. Doudou possède un panneau solaire, mais pas de batterie ; lorsqu’il était venu proposer ses services, il m’avait timidement demandé si j’avais une batterie et je lui avais donné une demi-douzaine de petites piles de lampe de poche ; je comprends maintenant qu’il en cherchait une de douze volts.

Keven avait convenu avec Ashley que lui et son copain Jasmin viendraient nous prendre avec leurs motos à 19 heures chez Doudou pour nous mener « en ville » boire quelques bières et danser. Keven et Gwen sur la moto d’Ashley, moi sur celle de Jasmin, à rouler sur une route toute en trous et en bosses qui tient davantage d’une piste de moto cross que d’une route. Il n’y a d’ailleurs pas de voitures sur l’île, faute de routes. Une demi-heure plus tard, on arrive « en ville » ; il faut croire nos guides, on ne voit aucune lumière qui trahirait la présence d’une ville. Un petit groupe électrogène gronde sur le perron de l’« Amical Bar » pour en éclairer l’intérieur et alimenter une sono qui diffuse à vous péter les tympans de la musique d’Haïti. À notre arrivée, l’endroit est presque vide, mais se remplit à mesure que la soirée avance. On y reste deux heures, boit quelques bières, mais personne ne danse. Une autre demi-heure à nous faire sauter le derrière sur la piste et les deux motos nous ramènent au dinghy vers 23 heures.

Menus travaux à bord en matinée du lendemain. En fin d’après-midi, Ashley nous fait visiter son village ; celui-ci est très propre, la terre battue est balayée, il n’y traîne aucune feuille morte et les maisons sont joliment peintes. Sur la grève, à l’aide d’outils uniquement manuels, on construit des canots à voile destinés à la pêche. Je regrette de ne pas avoir apporté d’appareil photo, on reviendra en faire demain.

Le lendemain est jour du Seigneur et les gens sont endimanchés ; une dame dans un élégant tailleur, chaussée de talons hauts, marche sur la terre battue. Deux offices religieux se déroulent en même temps, on entend les chants de l’un et le prédicateur de l’autre. La visite se termine à la boulangerie du village où dès qu’ils sortent du four, on achète des petits pains et rentre à bord, pour lever l’ancre le jour même à destination de Cuba.

Cuba

Trois jours plus tard en matinée, l’ancre tombe dans la baie de Santiago, sur la côte est de Cuba. On nous dirige vers un mouillage à l’écart où se trouve déjà un autre voilier arrivé peu avant nous, pour attendre l’inspection sanitaire. On l’attendra jusqu’au milieu de l’après-midi ; il semble qu’un paquebot de croisière arrivé avant nous ait retenu le médecin.

Celui-ci s’appelle Luis et s’adresse d’abord à moi. Il tombe des nues lorsque je le lui révèle que le « capitan » n’est pas moi, l’aîné, mais le plus jeune, Keven ; et cela tombe bien, il parle aussi espagnol, l’ayant étudié au cegep et séjourné 7 mois au Mexique. Docteur Luis prend d’abord notre température pour s’assurer que nous sommes vraiment en bonne santé ; il réclame ensuite nos certificats d’assurance médicale. Une bonne heure plus tard, on est autorisés à accoster à la marina où il faut encore présenter nos passeports à l’immigration et répondre aux questions : « Avez-vous de la viande, des fruits, des légumes ? etc… » Ensuite à la douane où trois agents accompagnés d’un chien viennent renifler le bateau. La procédure entière prend plus de deux autres heures.

Les Cubains sont accueillants et j’apprends que le charme de Keven a opéré une nouvelle fois : le docteur Luis nous invite à dîner chez lui demain soir, en compagnie du couple de l’autre bateau arrivé avant nous.

La marina consiste en un quai en ciment en forme de U, où accostent déjà une dizaine de voiliers, au prix d’une douzaine de dollars par jour. La ville de Santiago est à 7 kilomètres à l’intérieur de la baie, on n’est pas autorisés à aller mouiller devant la ville et le taxi pour y aller coûte 10$. Il y a des bus, mais on ne sait pas quand ils passent. Aussi un bateau à 1$, qui y va 3 fois par jour ; on le prend le lendemain pour aller faire des courses, il ne reste presque rien à manger à bord, il n’y avait rien à acheter en Haïti.

La ville de Santiago est bruyante, pas spécialement intéressante (c’est la deuxième ville de Cuba après La Havane). Au débarquement, on est assaillis par des gens qui nous offrent le taxi, le guide, etc. On trouve un distributeur de billets qui nous remet des CUC (peso cubain convertible, valant 1 $US qu’utilisent les touristes, les Cubains payant en pesos, 24 au CUC). On pourra acheter des cartes internet et téléphone en faisant la queue devant un bureau face à la place où se trouve le seul réseau wifi dans tout Santiago ; 2 CUC pour une heure d’internet et 5 CUC pour 3 minutes de téléphone à l’étranger. L’après-midi y passe : les touristes entrent un à un dans le bureau et présentent leur passeport pour que la préposée en note le numéro dans un registre, à côté de celui de la carte, en prenant bien son temps, elle n'est pas payée à la pièce. Vers la fin de la journée, il n'est pas rare que les cartes viennent à manquer, alors revenez demain.

Sa carte en main, on monte sur la terrasse de l'hôtel Casa Granda en face, car bien que le réseau wifi arrose la place, on n’y trouve pas d'ombre. On préfère télécharger ses courriels devant une bière, on se déconnecte le temps de les lire et de rédiger les réponses, puis se reconnecte pour les envoyer. Le courriel semble fonctionner assez bien, mais de nombreux sites ne sont pas disponibles, dont ceux de certains journaux. Naturellement, il n'y a pas d'échange de courriel avec les USA.

Nos courriels expédiés, on part à la recherche de quelques bouteilles en vue de la soirée chez le docteur Luis, mais plusieurs magasins sont fermés en raison d’une récente « fumigacion » qui doit éliminer les parasites, car il y a eu quelques cas de fièvre maligne. On finit par trouver quelques bières et bouteilles de vin pour la soirée et un pain et quelques fruits pour demain matin. Pour le reste de l’avitaillement, il faudra revenir, il est trop tard, il ne reste presque plus rien, le meilleur choix au marché est en matinée,.

Je croyais que c’était le charme de Keven et sa connaissance de l’Espagnol qui nous avait valu cette invitation chez le docteur Luis. Erreur. Le bateau arrivé peu avant nous hier était mené par un couple de Bretons, Titou et Cathy, qui sont musiciens. Titou est pianiste et Cathy l’accompagne à la percussion (Titou était même venu au Québec il y a quelques années, jouer à la Fête des Chants de Marins à Saint-Jean-Port-Joli). Luis, le docteur, est amateur de musique et les a invités chez lui lorsqu’il a visité leur bateau avant le nôtre, en demandant à Titou d’emmener son piano électronique. Une cousine musicienne de Luis, Ileana, est aussi de la fête ; tantôt c’est Ileana qui chante en s’accompagnant à la guitare, tantôt c’est Titou au piano et Cathy à la percussion, tantôt les trois ensemble. Toute la soirée, on entend de la musique cubaine, mais aussi sud-américaine, espagnole..., tous les genres y passent.

Keven réclame des chansons de son chanteur cubain préféré, Silvio Rodriguez et la discussion devient soudain politique : ce dernier chante la révolution, bien sûr, mais en dénonce les dérives ; étant poète, il était non conventionnel et on l’a envoyé dans un camp de rééducation, comme on l’a fait pour des homosexuels et autres marginaux. Ma connaissance limitée de l’Espagnol me permet de suivre approximativement la conversation et Keven, lorsqu’il le peut me donne quelques tuyaux, mais celle-ci est animée. La soirée se termine à 23 heures, le retour à la marina se faisant dans une voiture taxi d’origine soviétique qui date des années 50, à la carrosserie abondamment rapiécée, et au pot d’échappement défoncé ; je ne saurai jamais si les multiples cahots qu’elle fait sont dus à ses amortisseurs finis ou à la mauvaise qualité de la chaussée.

On prévoyait parcourir les 1000 km d’ici à la Havane à bord d’un train de nuit. Renseignement pris, ce train ne semble pas fiable et tombe souvent en panne. L’avion étant hors de nos prix, il reste le bus, mais celui-ci ne part que lorsqu’il est plein et s’arrête souvent. Je sais déjà que je n’éprouverai aucun plaisir à me laisser cuire dans un autobus arrêté au grand soleil, puis à me faire sauter sur un millier de kilomètres pour une fois à destination, marcher encore dans le bruit et la pollution. Quelques ballades « pédestres » à Santiago ces derniers jours m’ont fait constater qu’à 77 ans, je n’ai plus l’énergie de marcher en ville au grand soleil à longueur de journée. Je préfère laisser Gwen et Keven, qui désirent toujours voir la Havane, y aller sans moi, je les attendrai ici. Keven reviendra dans une semaine et Gwen prendra l’avion de là quelques jours plus tard. Je prends toutefois cette décision avec regret, conscient de l’intérêt culturel qu’aurait représenté la Havane.

La marina est le seul endroit où on puisse laisser le bateau. On ne peut être à l'ancre que si les quais de la marina sont pleins Heureusement, quelques autres bateaux sont arrivés, tous les quais sont occupés et je reçois la permission de m'ancrer en face de la marina en attendant le retour des jeunes. Mais pas question de faire de la croisière dans la grande baie de Santiago : j'ai mouillé mon ancre un peu trop loin de la marina et le maître du port m'a ordonné de me rapprocher, ce que j'ai dû faire. Il faut rester à vue.

Lela¸le bateau de Titou et Cathy est également à l’ancre ; Titou a débarqué Cathy directement à l'appontement du bateau qui va à Santiago, à 100 m de la marina. Le maître du port est venu lui rappeler que le seul endroit où on puisse débarquer en dinghy est à la marina. Si on veut aller au bar en face, on ne peut y aller en dinghy, il faut débarquer à la marina et y aller à pied.

Titou a aussi permis à des jeunes venus à la nage, de se reposer sur la jupe de son bateau et en a laissé d'autres s'amuser avec son dinghy. Il s'est fait dire par le maître du port de ne pas recommencer, sous peine d'amende.

Il n'y a pas de ponton pour les annexes ; il faut accoster le quai en ciment dont la dalle est juste à la hauteur du franc-bord du dinghy, qui s'engagera dessous à marée basse si on n’a pas mouillé un grappin pour l'écarter du quai. Il n'y a pas de taquet où tourner la bosse du dinghy, il faut s'amarrer sur un boulon qui dépasse ou sur un autre bateau.

Ernest navigue à bord de Maranatha, une vedette à moteur en aluminium de quelque 35 pieds battant pavillon suisse ; il attend une pièce pour son moteur qui doit venir d'Allemagne et c'est long). Pour tuer le temps, il a loué un scooter pour une semaine et m'emmène voir la campagne environnante. Celle-ci est très jolie, propre, on y voit beaucoup d'animaux, les villages sont bien tenus, élégants et le paysage est grandiose avec la Sierra Maestra en fond, dont les sommets dépassent 1000 mètres. Au retour, je suis invité à dîner à son bord pour goûter la cuisine de sa femme Patricia. Au menu, ragoût de chèvre, accompagné de polenta et tomates farcies. Délicieux. Cela change du menu offert dans les restaurants cubains où on a le choix entre une tranche de poulet, une tranche de porc, l'un et l’autre caoutchouteux, ou un filet de poisson les trois cuits de la même façon, à la poêle.

Françoise et Francis, de Mikado III, un bateau battant pavillon canadien, arrivé la veille, sont invités à partager la tarte aux fruits de Patricia. Depuis le début de la saison, ils font le tour de Cuba et racontent que les restrictions relatives au débarquement sont les mêmes pratiquement partout, sauf dans les îles désertes où on peut aller à terre sans être soupçonné d'embarquer un candidat à l'exil.

La musique ici est omniprésente. Un bistro de l'autre côté de la baie en diffuse toute la journée à plein volume ; en général, celle-ci est très rythmée, mais ce matin, on entendait une puissante voix de ténor qui semblait chanter du bel canto. Radio Musical National diffuse une excellente sélection de musique classique que j'écoute lorsque je suis à l'intérieur. Titou paye un musicien d’ici durant quelques heures pour découvrir les secrets de la musique cubaine.

Gentlemen to windward

Keven rentre tel que prévu une semaine plus tard. En partant de Santiago, on a une centaine de milles à courir vers le nord-est, directement contre l’alizé et contre le courant. Il faudra passer au moins cinq milles au large de la grande baie de Guantanamo, interdite d’accès par les USA ; il y a bien deux petites baies de chaque côté, mais elles sont aussi interdites, cette fois par l’armée cubaine. Il n’y a pas d’abri possible avant 65 milles, une baie où on pourrait mouiller l’ancre, mais on n’aurait pas le droit de débarquer à terre.

La météo annonce une panne d’alizé dans les jours qui viennent, alors on décide de partir dès le lendemain. On va en ville le matin faire des courses et on lève l’ancre en fin de journée. L’alizé a la gentillesse de souffler du sud-est à 10 nds, ce qui met notre vent légèrement sur l’avant du travers, mer belle. Le vent tombe avec le coucher du soleil, on s’y attendait. Alors qu’on a parcouru une soixantaine de milles au moteur et avant le moment prévu par la météo, le vent revient du NE, droit dans le nez. Avec le courant également contre nous, on tire des bords presque carrés. Il nous faudra encore une journée pour remonter les derniers quarante milles contre vent et courant, avant de virer vers le nord pour atteindre Great Inagua aux Bahamas après deux jours et demi. Pourra-t-on piquer vers le nord pour courir les quelque 800 milles qui nous séparent de Beaufort ou Norfolk ? Non, le temps est instable plus au nord et nous force à passer par les Bahamas, qu’on traversera en ne s’arrêtant que deux jours à Nassau pour laisser passer un coup de vent. La météo prévoit toujours du gros vent plus au nord, vers Beaufort et Hatteras, alors on décide de traverser vers la Floride pour faire la route vers le nord par le Inland Waterway. On ressortira en mer lorsque la météo sera favorable.

En vérité, on n’est pas ressortis. On prévoyait le faire depuis Ponce Inlet, au nord de Cap Canaveral, pour courir au large les quelque deux cents milles jusqu’à Savannah. En y arrivant, alors qu’on est toujours dans le waterway, on s’échoue gravement sur un banc de sable non indiqué sur la carte, immédiatement à l’intérieur de l’inlet ; ce banc de sable s’est sans doute formé suite à un coup de vent et n’est pas marqué par des bouées ou indiqué sur notre carte électronique qui date de 2014. Le bateau talonne sous l’effet de la houle qui entre, la passe vers la mer étant directement au vent. On est gîtés à 45 degrés, la houle et le vent nous poussent vers le banc. Un bateau de Sea Tow vient à notre rencontre, mais il ne peut nous approcher, il faut en attendre un autre qui sera là dans une demi-heure. Je tente d’utiliser le moteur hors-bord fixé à la hanche bâbord, car on est gîtés de ce bord, mais il n’est d’aucune utilité, la quille est au fond, le moteur presque noyé à cause de la gîte. La houle qui frappe constamment interdit d’aller en annexe mouiller une ancre. Pendant deux heures, les chocs de la quille sur le fond ébranlent le gréement et les embruns nous fouettent. Une vague plus grosse fait gîter le bateau de l’autre bord, le moteur se retrouve hors de l’eau, donc inutile. Heureusement, la marée monte encore et on réussira, après deux heures d’effort, à nous dégager à l’aide des voiles et à venir mouiller dans le chenal pour nous assurer que le moteur, qui s’est retrouvé à plusieurs reprises presque entièrement sous l’eau, marche encore ; c’est le cas, on se dégage et vient mouiller parmi quelques autres voiliers.

Cette aventure est la plus scabreuse que j’ai vécue dans toute ma carrière de marin. J’étais déjà fatigué par cette longue remontée depuis Cuba et cet échouement m’achève ; le voyage pour cette année s’arrêtera ici. Pendant que Keven veille sur Jean-du-Sud au mouillage à Ponce Inlet, je rentre en avion chercher camion et remorque, pour ramener Jean-du-Sud à Oka par la route.

Même si le poids combiné du bateau et de la remorque dépasse la limite que mon Suburban peut tracter, j’ai plusieurs fois remorqué Jean-du-Sud sur plus de mille kilomètres entre Oka et Halifax ou Annapolis. Mais je suis tout de même inquiet, ce sera cette fois-ci plus de deux fois cette distance : 2 300 km. Avant de quitter Oka, je confie Suburban et remorque à Denis Durand, mon mécanicien, lui demandant de les passer au peigne fin afin de prévenir toute défaillance possible. Il y a beaucoup à faire et la facture est salée, mais cela en vaut la peine, on ramène Jean-du-Sud à Port-Gratien en deux jours, le 24 avril 2016, sans aucun pépin.

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